Siel Bleu, ou l’incroyable succès d’entrepreneurs à but non lucratif

Lors d’un stage en maison de retraite, deux étudiants en STAPS inventent des activités physiques adaptées aux personnes âgées. L’idée paraît saugrenue, mais elle connaît un rayonnement extraordinaire, au-delà du cas des seniors. Ils se fixent des ambitions si élevées qu’ils ne veulent pas se laisser distraire par des impératifs de lucrativité, et créent le Groupe Associatif Siel Bleu plutôt qu’une entreprise.

Michel Berry, Mines ParisTech

Le destin de Jean‑Michel Ricard et Jean‑Daniel Muller bascule lors d’un stage en maison de retraite pendant leur cursus en STAPS à Strasbourg. Ils nouent des relations très fortes avec les résidents et découvrent que ces derniers aiment prendre quelques risques et se sentir libres, alors qu’on leur déconseille de bouger et de sortir.

Le besoin révélé

Cela leur donne l’idée de proposer des activités physiques adaptées aux personnes dépendantes. Ils créent l’association Siel Bleu (Sport initiative et loisirs bleu) pour développer cette activité. Ils sont peu écoutés au début. Toutefois, grâce à l’appui d’un ancien directeur adjoint de la direction départementale du travail et de l’ancien président du conseil général, maire d’une petite commune, ils montent une expérience de six mois dans douze maisons de retraite du Bas-Rhin.

« Au bout des six mois, les directeurs de onze établissements renouvellent le contrat, mais le douzième refuse. Peu après, il nous appelle, paniqué : Les Dernières Nouvelles d’Alsace viennent lui demander des explications ; les retraités, leurs familles et le personnel font circuler une pétition ; les résidents font le siège de son bureau pour exiger le retour de Siel Bleu. La convention est signée aussitôt. »

À la conquête de la France

Tout s’accélère alors. Le corps médical du Bas-Rhin soutient l’initiative et demande même le lancement d’un programme expérimental pour les malades d’Alzheimer, qui conduira à des résultats étonnants. La Caisse primaire d’assurance maladie les aide à toucher des personnes isolées et fragilisées, notamment en zone rurale.

Après des articles dans la presse nationale, Siel Bleu est appelée de toute la France et elle doit recruter. Les étudiants en « fac de sport » pourraient être intéressés à condition qu’un diplôme adapté soit créé. L’Éducation nationale refuse, mais le président de la faculté de Strasbourg soutient la création d’un DEUST Senior (diplôme d’études universitaires scientifiques et techniques) vieillissement et activités physiques. Pouvant recruter des personnes bien formées, Siel Bleu se diffuse dans toute la France. Une maison de retraite sur trois recourt maintenant à ses services.

L’exploration des vertus de l’activité physique adaptée

L’esprit explorateur des fondateurs et de l’association les amène à étendre le champ d’application de l’exercice physique adapté bien au-delà du cas des personnes âgées.

« À la demande de médecins et d’associations, nous avons réfléchi à des activités pour les personnes en situation de handicap mental ou physique ou atteintes de maladies chroniques. Nous souhaitons créer avec le corps médical un parcours de vie et de santé pour les malades du diabète, de la maladie d’Alzheimer, de la maladie de Parkinson, du VIH et de la sclérose en plaques. Nous avons lancé une étude en Alsace sur la sclérose en plaques, avec l’Inserm, les hôpitaux de Strasbourg et les deux tiers des neurologues de la région, pour montrer qu’une activité physique adaptée régulière permet d’espacer les poussées inflammatoires au début de la maladie. »

Ils s’attachent aussi à voir comment aider à supporter les traitements contre le cancer, éviter les récidives du cancer du sein… Ils créent même l’Institut Siel Bleu pour lancer des offres thérapeutiques non médicamenteuses, l’activité physique étant pour eux le médicament du XXIe siècle.

Par ailleurs, ils proposent à un chef de chantier de mettre en place des échauffements musculaires et articulaires au moment de la prise de poste des ouvriers, 90 % des accidents de travail se produisant au cours des 55 premières minutes. Bien qu’incrédule, le chef de chantier leur laisse dix jours pour faire leurs preuves. Au bout d’une semaine, tous les compagnons suivent les échauffements, y compris le chef de chantier lui-même. La deuxième semaine, les administratifs les rejoignent… Bouygues Construction leur propose alors d’intervenir dans une centaine de lieux, et les accidents du travail baissent de 70 % à 80 %, les arrêts maladie chutent et de nombreuses personnes reprennent une activité physique pendant leur temps libre. Une entreprise dédiée à cette activité est créée, filiale à 100 % de Siel Bleu. Ses bénéfices aident à proposer les activités historiques de l’association à des publics défavorisés.

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Entrepreneurs et entreprenants

Avec 600 salariés, Siel Bleu est présente dans 5 000 lieux et compte 120 000 pratiquants chaque semaine. Les fondateurs auraient pu exploiter financièrement ce succès, et les propositions lucratives ne leur ont pas manqué. Ils les ont refusées pour ne pas perdre de vue le sens de leur modèle original et continuer à mener des recherches ambitieuses. Ils investissent ainsi 10 % du chiffre d’affaires en R&D, ce qui ne serait pas facile à faire admettre à des investisseurs attirés par la silver economy. Ils ont plutôt créé une fondation pour soutenir leurs recherches.

« L’argent n’est pas ce qui nous intéresse et d’ailleurs nous gagnons suffisamment bien notre vie. En interne, nous avons mis en place une échelle de salaires de 1 à 3. Lorsque quelqu’un progresse, tout le monde progresse en même temps. Cet esprit de solidarité est très important pour nous.

À part les marques, rien n’est protégé chez nous. Il est évident que nous serons copiés ici et là, mais ce n’est pas si grave si la qualité est au rendez-vous. D’ailleurs, pour l’instant, aucun de nos concurrents n’a réellement réussi à nous menacer. Il faut un vrai savoir-faire pour se développer dans notre secteur. Notre force réside dans le lien que nous avons construit avec nos bénéficiaires et nos adhérents. »

Siel Bleu a été la première structure Ashoka Fellow en Europe de l’Ouest. Elle a reçu le prix de l’Entrepreneur social au Forum économique mondial en Chine. Elle a été invitée aux États-Unis dans le cadre de la réforme du système de santé lancée par Barack Obama, et a été auditionnée à Harvard pour évoquer la possibilité d’enseigner sa méthodologie dans des écoles américaines.

Créer 600 emplois de qualité et un mieux-être sociétal pour des dizaines de milliers de personnes est un bénéfice considérable. Combien de start-up faudrait-il pour arriver à un tel résultat ? Cette expérience montre en tout cas que la recherche de profit n’offre pas la garantie de trouver les meilleures idées, les projets les plus socialement utiles, ni même le meilleur taux de croissance.


Pour en savoir plus, voir le compte rendu de l’École de Paris du management, « La singulière aventure de Siel Bleu ».The Conversation

Michel Berry, Fondateur de l’école de Paris du Management, Mines ParisTech

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

2 Comments

  1. jacquet
  2. Benoit.H

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