Pourquoi mon travail est essentiel

Selon une étude dont nous révélons les résultats, plus de quatre Français sur dix estiment leur activité essentielle en temps d’épidémie. Trois registres de justification émergent.

Coralie Perez, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dois-je aller travailler, ou bien respecter le confinement ? Mi-mars 2020, beaucoup de salarié·e·s se sont interrogé·e·s. Pourquoi prendre le risque des transports, des vestiaires, des contacts avec les machines, les collègues ou les client·e·s ? L’importance de mon activité le justifie-t-elle ?

Selon l’enquête « Trepid » (« Le travail sous épidémie »), 43 % des salarié·e·s ont estimé que oui, toute leur activité, ou une grande part, leur semblait essentielle. « Pour quelles raisons estimez-vous votre activité essentielle ? ». L’analyse des réponses à cette question nous éclaire sur ce qui compte vraiment pour les personnes dans leur travail, du moins en temps d’épidémie.

Les salarié·e·s en présentiel estiment beaucoup plus souvent (58 %) que ceux en télétravail (33 %) que leur activité est essentielle au pays : justification ou bien rationalisation a posteriori d’une prise de risques ? Difficile de trancher. De façon attendue, ce sont celles et ceux qui exercent des fonctions de soin ou de services à des personnes, qui pensent le plus souvent que leur activité est essentielle (autour de 80 %, cf. graphique).

En revanche, les salarié·e·s de la production ou de la maintenance estiment moins souvent (40 %) leur activité essentielle, avec néanmoins de gros écarts entre l’industrie alimentaire (50 %) et la métallurgie ou le BTP (20 %). Au sein des fonctions majoritairement pratiquées en télétravail, ce sont les enseignant·e·s qui estiment le plus souvent leur activité essentielle.

Le travail plus souvent jugé « essentiel » dans les fonctions de nettoyage, de soin, de commerce et d’enseignement.
Enquête Trepid, Ugict-CGT ; champ : salarié·e·s poursuivant leur activité ; calculs des auteurs

Pour schématiser, on peut identifier trois principaux registres de justification : l’impératif de la survie, celui du « care » et celui de la continuité économique. Ces registres coexistent parfois dans une même réponse, et la frontière entre eux est parfois ténue. Nos résultats soulignent également que les professions sont aussi traversées par des visions assez différentes de ce qui est « essentiel » dans leur activité.

L’impératif de survie, au-delà du secteur de la santé

Lorsque l’impératif de survie est évoqué, les répondant·e·s justifient le caractère essentiel de leur activité par sa contribution directe ou indirecte à la reproduction de la vie matérielle pendant l’épidémie. C’est d’ailleurs la logique invoquée par le gouvernement au début du confinement pour justifier la poursuite de l’activité en présentiel de certaines catégories de travailleur·e·s.

On trouve donc ici les professions en lien avec l’alimentation, depuis l’agriculture (« on produit des légumes bio et locaux, soit premières nécessités ») jusqu’à la transformation des produits et à leur acheminement (« livraison de magasins alimentaires »), avec un usage fréquent du verbe « nourrir » (« sans les employés, pas de nourriture »).

Les professions de santé et du secteur pharmaceutique sont en première ligne (« infirmière donc totalement indispensable »), ou bien en back-office (« secrétaire médicale médecins généralistes, donc la première à réceptionner les appels, faire le tri et orienter les malades susceptibles Covid »), ou encore dans la production de médicaments ou d’articles médicaux.

La production et la distribution d’énergie nécessite elle aussi d’assurer la continuité du service (« pouvoir alimenter les hôpitaux, entreprises et particuliers en électricité »), tout comme les transports, souvent spécifiés par les besoins des personnels soignants et autres travailleurs indispensables (« transporter le personnel soignant et les salariés de l’alimentaire »).

Les salarié·e·s des fonctions support – maintenance, gestion ou informatique – ont aussi le sentiment de contribuer à la vie (« gestion de la paie des soignants »). De même, celles du nettoyage insistent sur leur contribution sanitaire, la « désinfection » (« continuer à maintenir propre et à effectuer la désinfection des entrées et locaux ainsi que les containers afin de protéger nos clients »).

Les salariés·e·s des organismes sociaux contribuent à la vie par le versement des prestations, les administrations gèrent les aides publiques ; les conseillers clientèle des banques retrouvent peut-être un sentiment d’utilité sociale (« en répondant à la demande des ménages et en les accompagnant financièrement (report des crédits… ) » qui leur fait défaut en temps ordinaire.

L’éthique du care n’est pas l’apanage des soignant·e·s

Le climat social généré par la pandémie a engendré de nombreux gestes d’entraide et de solidarité entre citoyens, voisins, générations… dont une partie des réponses est le reflet dans la sphère professionnelle. Beaucoup de salarié·e·s, de tous secteurs ou fonctions, utilisent des mots comme « aider », « accompagner », « rassurer », créer ou garder un « lien » avec autrui (client, usager, collègue), ou évoquent une attention aux « publics fragiles », aux personnes « précaires », « vulnérables ».

Ce registre est bien sûr fréquemment mobilisé par les métiers dits du care, soignant·e·s, psychologues, aides à domicile (« je fais donc partie des “premières de corvée” indispensables pour les personnes fragiles et dépendantes »), salarié·e·s de l’aide sociale et des organismes sociaux (« je suis au service de personnes polyhandicapées qui sans leurs accompagnants ne pourraient continuer à vivre »)…

Pour autant, on trouve aussi, dans la banque et les assurances, des salarié·e·s qui se disent « au service des clients pour répondre à leurs questions, leurs inquiétudes et trouver des solutions », ou assurer l’« accès au compte bancaire des plus fragiles ». Des postiers évoquent le « maintien du lien social, visite des personnes âgées, livraison des médicaments et des repas, livraison de colis importants », etc.

Nombre d’enseignant·e·s expriment aussi des préoccupations d’ordre éthique (« je maintiens du lien social avec mes élèves pour qu’ils ne s’éloignent pas trop de l’école et qu’ils sentent qu’ils sont importants pour nous » ; « ne pas laisser tomber mes élèves et leur famille »). Certain·e·s épinglent au passage la formule ministérielle de la « continuité pédagogique » : « cela aide certains parents à garder le moral, parce que la continuité pédagogique c’est une grosse connerie » ; « pour moi, la continuité pédagogique est un leurre et l’école à la maison n’existe pas »…

C’est que l’invocation d’un impératif abstrait comme celui de la « continuité pédagogique », ou encore, hors du milieu enseignant, « la continuité de l’activité économique » ou la « continuité du service public », peut souvent occulter les apports spécifiques du travail pendant l’épidémie. Ce qui nous amène au troisième et dernier registre ici repéré.

Poursuivre l’activité : une justification dans tous les secteurs

Poursuivre son activité pour faire tourner la machine économique (« l’activité doit continuer » sans autre justification), garder ses clients, préserver son entreprise, préparer la reprise, etc. : ce registre est majoritaire dans les fonctions d’études et de recherche, ou de production dans l’industrie et le BTP, mais traverse en fait la plupart des secteurs.

La contradiction entre la logique économique – faire tourner l’appareil productif – et la logique sanitaire du confinement – suspendre les activités non essentielles à court terme –, semble alors simplement ignorée ou refoulée : « en cette période de confinement général, toutes les activités pouvant continuer à fonctionner sont essentielles pour pouvoir relancer l’économie et limiter le gouffre financier que cela va créer dès que possible ».

L’impératif d’innovation et de compétitivité domine souvent : « j’aide à mettre à jour et à accélérer la révolution digitale et la refonte des SI dans les entreprises », « pour être toujours à la hauteur de nos demandes vis-à-vis de la concurrence et être parmi les grands pour cette part du marché non négligeable ».

Chez les enseignant·e·s, la mise en avant sans réserve de la « continuité pédagogique » et de l’acquisition de connaissances relève de ce registre, la production des diplômes étant alors jugée comme une activité essentielle pendant l’épidémie : « diplomation des étudiants », « je ne peux laisser mes élèves sans faire la continuité pédagogique, ils ont un examen ».

Même si les deux conceptions coexistent chez la plupart des enseignant·e·s, la nécessaire brièveté des verbatims fait émerger la priorité accordée, dans la vision du métier, plutôt à une conception « fonctionnelle » (transmission des savoirs, diplômation, préparation au marché du travail), ou plutôt à une logique de care (attention aux plus défavorisé·e·s, formation de citoyen.nes critiques et autonomes).

Ouvrir le débat

La crise sanitaire a rendu visibles les activités et professions qui sont essentielles, à court terme, pour la santé physique et psychique des personnes. Et l’on a remarqué que ces métiers (les « premiers de corvée ») n’étaient pas toujours les mieux reconnus, notamment sur le plan salarial. Mais la crise sanitaire interroge aussi la nature des activités essentielles à moyen-long terme face aux risques sanitaires, et aussi environnementaux. En l’occurrence, le souci pour l’écologie, qui n’est pas au premier plan de la crise sanitaire mais certainement à son arrière-plan, n’est quasiment pas évoqué dans les verbatims.

Cette problématique rejoint néanmoins la question des activités essentielles pour prendre soin des ressources indispensables à la vie. Une question dont la réponse supposerait d’ouvrir un débat collectif sur l’utilité du travail qui apparaît plus que jamais comme une nécessité. Si de nombreux salarié·e·s expriment déjà le souci de l’autre au travers d’activités multiples (services à la personne mais aussi, enseignement, transport, culture, banque, etc.), faire monter le point de vue du care dans les activités de production et de service, y compris dans l’enseignement, apparaît en effet comme un enjeu décisif pour passer de l’urgence sanitaire à l’urgence écologique.


Cet article a été co-rédigé par Thomas Coutrot, économiste et statisticien.The Conversation

Coralie Perez, Economiste, Ingénieure de recherche au Centre d’économie de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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