Au-delà de l’aspect trivial de ces résultats, cette étude apporte une preuve que les fautes constituent bien une « barrière à l’entrée » pour les candidats à l’embauche, plus encore en ce qui concerne les fautes d’orthographe que pour les fautes typographiques.
Christelle Martin Lacroux, Université Grenoble Alpes
L’orthographe, un problème circonscrit à la sphère scolaire ?
La question de la maîtrise de l’orthographe est demeurée longtemps exclusivement une question relevant du seul système éducatif, le ministère fixant des objectifs à atteindre par cycle et évaluant périodiquement le niveau des élèves.
Plusieurs études s’accordent sur la baisse régulière et conséquente du niveau des élèves en orthographe depuis le milieu des années 80 : en 2015, les élèves font en moyenne 17,8 erreurs contre 10,6 en 1987 à une même dictée.
Dans un contexte d’intensification de l’écrit au travail, l’intégration dans les organisations de jeunes diplômés au niveau plus faible en orthographe que leurs aînés devient aujourd’hui également un enjeu de gestion pour les organisations.
Pour preuve, ces dernières évaluent aujourd’hui les compétences rédactionnelles comme les plus importantes à maîtriser : une étude américaine portant sur plus de 14 millions d’offres d’emploi a conclu que les compétences rédactionnelles figuraient parmi les compétences les plus recherchées par les employeurs.
Et pourtant, en dépit de ce plébiscite, les organisations se déclarent très insatisfaites du niveau réel des jeunes diplômés en matière de compétences de communication écrite.
L’orthographe, un coût pour les organisations
Les déficiences rédactionnelles et en particulier orthographiques sont sources de coûts, en termes d’image, de qualité perçue et d’intentions d’achat des clients notamment. À ce propos, la National Commission on Writing (2004) a évalué à plus de 3 milliards de dollars annuels les sommes dépensées par les entreprises pour remédier aux déficiences écrites des salariés américains.
En France, l’équipe de l’ISEOR (Institut de socio-economie des entreprises et des organisations) a conclu que l’absence de gestion dans les organisations des déficiences en langage écrit (spécifiquement de la prise en charge de l’illettrisme) était source de coûts cachés au premier rang desquels on trouve les surcoûts liés à des défauts de qualité, des surcoûts liés au glissement de fonction de l’encadrement prenant en charge la révision d’un document rédigé par un subordonné, ou encore la non-création de potentiel liée à l’impossibilité de développer de nouvelles activités.
D’autres études ont également démontré les conséquences des fautes sur les sites Internet en termes de détérioration de la qualité perçue par les internautes, voire même en termes de diminution des intentions d’achat.
S’il est démontré que les déficiences rédactionnelles et en particulier orthographiques représentent un problème de gestion, et en dépit d’une importante médiatisation de cette question, aucune étude scientifique n’avait mesuré en France les perceptions et le comportement des recruteurs à l’égard des candidats à l’embauche déficients en orthographe.
C’est pourtant au cours de la phase d’étude des dossiers de candidature que les employeurs sont en mesure de procéder à une première évaluation du niveau de maîtrise de l’orthographe. Si plusieurs enquêtes menées par l’APEC ou des cabinets de recrutement ont indiqué que les employeurs déclaraient pénaliser les fautes, ces dernières présentent des limites méthodologiques, rendant indispensable la réalisation d’une étude apportant des garanties en termes de validité.
L’orthographe, un coût pour les candidats à l’embauche ?
Une étude expérimentale en sciences de gestion a été menée récemment afin de comprendre les effets des fautes d’orthographe au sens large (fautes lexicales, grammaticales et fautes typographiques, appelées fautes de frappe ou encore fautes de clavier) sur les perceptions des recruteurs mais également sur leur comportement de présélection.
536 recruteurs ont été mis en situation de présélection de candidats : plusieurs candidatures à un poste de nature commerciale, se différenciant sur le niveau d’expérience des candidats, le nombre et le type de fautes contenues, leur ont été proposées. Il leur a été demandé de noter chacune d’entre elles puis de prendre une décision de présélection (rejet ou entretien). En outre, la méthode des protocoles verbaux a été mobilisée pour analyser le discours des recruteurs pendant leur tâche d’étude des dossiers. Cette technique a exigé des répondants qu’ils expriment à voix haute leurs pensées, simultanément à l’exécution d’une tâche expérimentale. Ces verbalisations ont ensuite été retranscrites pour une analyse de contenu. Cette méthode est particulièrement adaptée à la compréhension du processus de prise de décision des recruteurs. Les conclusions de cette étude sont sans appel.
Les fautes d’orthographe comptent…
L’analyse des restitutions verbales indique que les fautes génèrent de fortes attributions de la part des recruteurs en termes d’intelligence du candidat, de compétences professionnelles mais également en termes de savoir-être…
Ainsi, les recruteurs infèrent aux rédacteurs de CV contenant des fautes un manque d’intelligence (uniquement d’ailleurs lorsqu’ils lisent des CV contenant des fautes d’orthographe) et également un manque de professionnalisme. Mais ce sont surtout les attributions en matière de savoir-être (manque de politesse et de correction) qui dominent dans le discours des recruteurs amenés à étudier ces dossiers de candidature. Le manque de rigueur, le laxisme, la légèreté et la négligence sont des perceptions largement partagées par une proportion importante d’entre eux.
Émerge également de cette analyse du discours des recruteurs la dimension culturelle de la compétence orthographique : pour les recruteurs, savoir écrire sans fautes ne relève pas forcément de l’école, mais plutôt du contexte socio-économique inféré au candidat (notamment la famille, le milieu social).
L’analyse statistique des décisions des recruteurs permet également de dresser plusieurs constats : la présence de fautes (quelle que soit leur nature) a un impact sur le taux de rejet, et ce à expérience égale. Les chances qu’un dossier comportant des fautes d’orthographe et une expérience professionnelle importante soit rejeté sont 3,1 supérieures aux chances de rejet d’un dossier sans fautes, avec la même expérience professionnelle. Une candidature expérimentée avec des fautes d’orthographe présente un taux de rejet comparable à celui d’une candidature peu expérimentée mais exempte de fautes, annihilant ainsi les atouts d’une candidature expérimentée.
… mais toutes les fautes ne se valent pas
Les résultats de l’étude mettent également en évidence un jugement différencié des recruteurs selon le type de fautes : les fautes de frappe (oubli ou inversion de lettre) sont jugées moins sévèrement que les fautes d’orthographe en termes de rejet. C’est plutôt leur accumulation qui entraîne le rejet.
En revanche, concernant les fautes d’orthographe (lexicales et grammaticales), le nombre de fautes (5 ou 10) n’affecte pas le comportement de rejet des recruteurs. Cela signifie que ce n’est pas tant le nombre de fautes que la présence et le type de fautes qui expliquent le rejet du dossier : il n’existerait pas de « seuil de tolérance » pour les fautes d’orthographe lexicale et grammaticale lorsqu’elles sont repérées.
L’analyse statistique et de discours révèlent donc en creux la gravité de la faute d’orthographe grammaticale considérée comme « une faute contre la pensée », corroborant l’analyse du discours des recruteurs associant davantage la faute de frappe à un manque de relecture mais jamais à un manque d’intelligence. Un sondage réalisé en février 2015 confirme d’ailleurs que ce sont les fautes de grammaire qui choquent le plus les Français (ils seraient par exemple 47 % à l’être face à un mauvais choix d’auxiliaire avec le participe passé). Pour expliquer la plus grande sévérité des recruteurs face aux fautes d’orthographe lexicales et grammaticales, on peut avancer l’explication selon laquelle les fautes de frappe, les coquilles ou fautes de frappe seraient considérées comme de « petites fautes », tandis que la faute suprême, grave, impardonnable est la faute de grammaire.
En d’autres termes, les toutes premières fautes de conjugaison, d’accord ou de lexique peuvent entraîner le rejet… tandis qu’en matière de fautes de frappe c’est davantage leur accumulation qui générerait l’élimination d’un candidat.
La compétence orthographique, bien plus qu’une compétence technique
Au-delà de l’aspect trivial de ces résultats, cette étude apporte une preuve que les fautes constituent bien une « barrière à l’entrée » pour les candidats à l’embauche, plus encore en ce qui concerne les fautes d’orthographe que pour les fautes typographiques.
La faute d’orthographe est donc bien porteuse de sens pour un recruteur : elle constitue le terreau d’attributions fortes, principalement en termes de savoir-être. La faute ne relève pas d’une simple compétence technique, savoir de base, mais d’une aptitude à se conformer à une norme.
Ainsi, les candidats rédigeant leur CV avec des fautes violeraient une norme sociale implicite de l’orthographe : un salarié qui commettrait des fautes ne saurait donc pas se situer face à son destinataire, serait incapable d’adapter la qualité linguistique à l’interaction. La faute traduirait donc au final un comportement préjudiciable à l’organisation plus qu’une insuffisante maîtrise de compétence linguistique ou technique.
En conclusion, on peut se demander si l’intégration progressive de diplômés aux compétences orthographiques diminuées sonne le glas de l’époque des écrits professionnels impeccables sur le plan orthographique. Dans un contexte de forte médiatisation de ce problème et d’intensification de l’usage de l’écrit professionnel, la résistance s’est-elle mise en route, comme en témoigne la multiplication des initiatives dans les entreprises, au sein des organismes de formation ainsi que le développement de certifications aux compétences purement orthographiques ou rédactionnelles (Certificat Voltaire, Certificat aux Compétences Rédactionnelles) ?
Finalement, la compétence orthographique, autrefois assimilée à un prérequis scolaire parmi tant d’autres, finira-t-elle par devenir une compétence hautement distinctive dans les prochaines années, tant elle deviendra rare parmi les candidats ?
Christelle Martin Lacroux, Maître de conférences en sciences de gestion- Laboratoire CERAG- IUT2, Université Grenoble Alpes
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.