Le travail est revenu au centre de l’action syndicale depuis les mobilisations de début 2023 contre la réforme des retraites mais son sens semble avoir changé au coeur de la société française. Les mouvements sociaux mettent en exergue un autre rapport au domaine professionnel.
Michel Wieviorka, Auteurs historiques The Conversation France
Jeanne Menjoulet/Flickr , CC BY-NC-ND
Les débats autour du projet de loi sur la réforme des retraites ont entraîné d’importantes discussions sur la pénibilité, les inégalités des femmes et des hommes, l’emploi des seniors, ainsi que sur le travail : son contenu et son sens, au-delà du terme contestable « de valeur ».
Le travail semble ainsi être revenu au centre de l’action syndicale et des nouvelles dynamiques que l’on observe depuis plusieurs jours et qui pourraient prendre de l’ampleur lors de la journée de mobilisation du 7 mars.
Au-delà de la mobilisation, le sens même de ce que le travail représente pourrait connaître un tournant, après des décennies de contestations ouvrières et syndicales.
Une rupture avec l’histoire ouvrière
Tout au long de l’ère industrielle, le travail a été en France au cœur du conflit opposant le mouvement ouvrier aux maîtres des organisations. Les travailleurs les plus qualifiés apportaient leur créativité, un savoir-faire ils étaient porteurs d’une conscience fière. Ces derniers étaient les héritiers des ouvriers de métier, qui, avant le taylorisme, étaient seuls à pouvoir faire ce qu’ils faisaient, tels des artisans. Les patrons étaient alors perçus comme des intermédiaires inutiles entre eux-mêmes et le marché.
Les travailleurs non qualifiés étaient pour leur part porteurs d’une conscience prolétarienne, ils apportaient leur force de travail. Ceux qu’on appelle les ouvriers spécialisés (OS) étaient les héritiers des manœuvres, dont les tâches étaient purement physiques. Le passage au taylorisme a signifié ppur eux aliénation et exploitation maximale. https://www.youtube.com/embed/3SvjJNQD9PA?wmode=transparent&start=0 Grèves dans les usines Renault, 1947, INA.
Le mouvement ouvrier n’a jamais été aussi puissant que dans les grandes entreprises taylorisées, dont les usines Renault furent le symbole durant plusieurs années. Alain Touraine l’avait montré dès les années 60, et nous en avons eu confirmation ensemble dans une vaste recherche publiée en 1984.
Remplacer un carreau cassé, sauver l’emploi
La conscience ouvrière a longtemps animé des luttes diverses – obtenir de meilleurs salaires, tenter de peser sur la législation pour qu’elle soit plus favorable aux travailleurs, sauver l’emploi, trouver un travail à un camarade chômeur.
Dans cette perspective, un bon syndicaliste savait assurer la remontée de demandes modestes et très localisées, comme exiger et obtenir le remplacement d’un carreau cassé dans le vestiaire mais aussi faire valoir un haut niveau de projet, incarner le désir des ouvriers de diriger l’historicité.
Ce qui fondait cette conviction, c’était le travail effectué, une conviction qui remonte aux tous débuts du mouvement ouvrier, que l’on retrouve dans le syndicalisme d’action directe.
Visées politiques du travail
Le travail était aussi indissociable d’améliorations du quotidien que de visées politiques. Ces dernières culminaient avec la perspective de voir les travailleurs ou leurs représentants s’approprier le pouvoir d’État, que ce soit de façon convulsive, par la Révolution, par la grève générale, au cœur de l’anarcho-syndicalisme du début du XXᵉ siècle, ou par une action sur la longue durée, de type social-démocrate.
Le travail, de l’atelier ou du bureau jusqu’à l’État, fondait une action collective de haut niveau de projet, avec ses espoirs, ses utopies, et ses formes d’organisation, à commencer par les syndicats. La figure centrale de l’ouvrier d’industrie incarnait cette action par laquelle, disait Marx, le prolétariat en se « libérant » libérera la société tout entière. C’est pourquoi d’autres acteurs se réclamaient de sa lutte, qui donnait son sens à leur propre action – paysans, enseignants par exemple.
Cette période historique est derrière nous, d’autant que les nouvelles mobilisations féministes, éthiques, antiracistes, ou sur le changement climatique et l’environnement paraissent éloignées de celles qui mettent le travail au centre, ce qui a pu contribuer à relativiser cet enjeu dans les luttes.
Et ce, d’autant plus que depuis les années 80’, le syndicalisme s’est affaibli comme l’indiquent différentes études montrant un repli du nombre de syndiqués, y compris dans la fonction publique.
De nouvelles contestations
Si les revendications sociétales intègrent parfois d’autres enjeux liés au travail, on constate aussi que de nouvelles formes de contestations émergent, liées au revenu, au niveau de vie, à la fin du mois. Ces dernières sont portées par des acteurs qui ne se réclament que peu du travail proprement dit et qui sont éloignés des espaces classiques où ce dernier nourrit l’action syndicale.
Ainsi les « gilets jaunes » étaient distants de l’univers de l’entreprise et ignoraient les syndicats, leurs revendications ne pouvaient pas à leurs yeux être portées par eux, ne serait-ce qu’en raison de leur faiblesse ou de leur absence dans bien des secteurs ayant fortement suscité la mobilisation des ronds-points.
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Toute sorte de figures incarnent désormais l’injustice sociale et la pénibilité du travail – la caissière de supermarché, le livreur, l’aide-soignante, l’éboueur, etc. Une grande partie d’entre elles sont aussi peu syndiquées du fait d’un nouveau système d’emplois précaires directement liés au capitalisme de plate-forme.
Cela a été souligné avec la pandémie. Pour d’autres, parfois aussi les mêmes, le problème n’est pas tant l’exploitation, que la reconnaissance, ce qui a été au cœur de l’enquête d’une enquête collective. Les demandes de reconnaissance sont individuelles, portées par une subjectivité déçue ou malmenée mais ne deviennent pas pour autant la source d’une contestation collective pouvant s’élever jusqu’à des utopies ou des projets de prise du pouvoir d’État.
Le travail, porte d’entrée d’enjeux plus larges
Les syndicats qui rejettent aujourd’hui la réforme des retraites du gouvernement ne prétendent pas diriger la société, ils ne visent pas le pouvoir d’État au nom de leur apport par le travail. S’ils continuent à lui conférer un sens, à y voir une voie de possible réalisation de soi, celle-ci est désormais comme encapsulée dans des enjeux plus larges. Le travail n’est plus, pour beaucoup, qu’un élément d’une existence qui comporte aussi la famille, les amis, les loisirs, les vacances, mais aussi des engagements, associatifs ou autres. S’il demeure, pour certains, source d’émancipation, de libération, de réalisation de soi, il est pour d’autres avant tout pénible, ennuyeux, sans intérêt ou associé aux pires images de l’exploitation.
Et si le télétravail autorise une meilleure articulation de la vie personnelle et du travail, il affaiblit aussi la socialisation qu’apportent les relations interpersonnelles dans l’entreprise ou l’administration. Rappelons aussi que le travail à distance est interdit à ceux que la pandémie du Covid-19 et le confinement ont mis en première ligne. Aujourd’hui, ceux qui se mobilisent pour les retraites veulent aussi profiter de ce temps libre, plus qu’ils ne rêvent de « lendemains qui chantent » et de pouvoir politique.
S’il n’est plus possible de faire du travail le cœur unique des grandes mobilisations sociales, il n’est pas pour autant possible de le rejeter dans le non-sens ni même d’en faire un enjeu secondaire.
Il demeure indissociable du lien social dans une société où celui-ci procède aussi d’autres thématiques – le réchauffement climatique, l’éthique sur les questions de vie et de mort, les relations entre générations, l’égalité des femmes et des hommes, etc. La forte mobilisation contre le projet de réforme sur les retraites en témoigne.
Michel Wieviorka, Sociologue, Auteurs historiques The Conversation France
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.