Et si le Covid renforçait les solidarités entre travailleurs autonomes ?

La crise a stimulé l’intérêt pour les coopératives d’activités et d’emploi en France, au sein desquelles les postes proposés hybrident la liberté de l’entrepreneuriat et la sécurité du salariat.
Justine Ballon, Université de Poitiers
Photo by Matthew Henry from Burst


Développer son activité au sein d’une coopérative permet de mutualiser les risques avec d’autres entrepreneurs, à la fois salariés et associés.

« Au lieu de gérer chacun sa crise, il s’agira de faire fonctionner le collectif en choisissant l’émulation plutôt que la concurrence, le commun plutôt que la défense d’intérêts individuels, la coopération ouverte plutôt que le repli. Pour faire face au gros temps, mieux vaut un équipage soudé qu’un marin seul ».

Tel était ce que nombre de travailleurs autonomes pouvaient lire dans une lettre d’information diffusée par une coopérative d’activités et d’emploi (CAE) à la fin du premier semestre 2020. Et si la crise sanitaire et économique avait poussé ces structures à inventer de nouveaux moyens de sécuriser les entrepreneurs individuels, qui comptent parmi les plus précaires ?

Face à la croissance du nombre de ces travailleurs, les CAE proposent une forme d’emploi hybride entre travail salarié et indépendant, une forme de travail que l’on peut qualifier d’autonome. Reconnues par la loi Économie sociale et solidaire de 2014, elles proposent le régime de l’entrepreneuriat-salarié-associé. Ses membres sont reconnus dans le droit du travail comme des salariés, mais œuvrent dans les faits presque comme des indépendants.

Le Covid invite d’ailleurs à regarder de plus près ce qui s’invente dans ces zones grises du travail et de l’emploi. Le pire était à craindre pour les microentrepreneurs, en particulier. Leur situation économique fragile avec des revenus faibles et discontinus se double en effet d’une dépendance importante à leur clientèle, d’une protection sociale réduite et les avantages fiscaux dont ils bénéficient (comme une exonération de la TVA) sont insuffisants pour sécuriser leur travail.

Dans un contexte de précarisation sociale et économique des travailleurs indépendants, les CAE inventent des mécanismes soutenant les activités entrepreneuriales de leurs membres. Ceux-ci se fondent sur les principes de la mutualisation, de la solidarité et de la coopération afin d’amortir les effets de la crise. Elles rassemblent des travailleurs autonomes autour d’un projet politique commun puisqu’ils sont autant salariés et qu’associés. Nos travaux montrent que la multifonctionnalité de ces organisations favorise la pérennité et la stabilité des situations d’emplois de leurs membres.

Garantir une protection

Les CAE restent une forme d’entreprise encore marginale : les quelques 153 CAE rassemblaient près de 12 000 travailleurs en février 2021. Elles n’en présentent pas moins des atouts intéressants.

Dans les CAE, les travailleurs autonomes bénéficient de la protection sociale, dès qu’ils parviennent à se salarier grâce à leur chiffre d’affaires. Ceux-ci restent néanmoins responsables du développement de leur activité entrepreneuriale et de trouver leur clientèle. La CAE ne garantit donc pas leur salaire et les revenus restent ainsi contrastés et discontinus. Ils s’avèrent cependant supérieurs à ceux des microentrepreneurs.

Avec le statut de salariés, les membres accèdent en outre aux droits d’indemnités parentales et de chômage le cas échéant. Ainsi, au plus fort de la crise du Covid, les coopératives ont-elles notamment permis à leurs membres de bénéficier du dispositif mis en place par l’État de chômage partiel. Elles ont aussi pu expérimenter des outils de mutualisation des risques, limitant les impacts économiques de la crise, en particulier pour les travailleurs en situation de fragilité.

Certains mécanismes existaient déjà avant la crise. Un travailleur pouvait ainsi recevoir une avance sur salaire ou un remboursement de frais professionnels grâce à la mutualisation de tous les chiffres d’affaires au sein de la coopérative. Bénéfices et déficits sont en effet mutualisés grâce à un système de contribution aux risques collectifs et individuels. Un fonds d’investissement interne peut aider à développer son activité. On peut également bénéficier d’échanges qui prennent la forme de troc entre membres aux compétences diverses (se faire réaliser son site Internet contre une séance de soins par exemple).

La crise aurait-elle ensuite joué un rôle de catalyseur ? Un membre d’une CAE bretonne témoigne :

« Elle est l’occasion de mettre un truc en place et de le garder par la suite : je pense qu’on va atteindre un autre échelon de coopération ! »

Marchandes, publiques, mutualistes et solidaires

Comme d’autres organisations de l’économie sociale et solidaire, les modèles socioéconomiques des CAE ne reposent ainsi pas uniquement sur des dynamiques de production et d’échanges marchands. Leur force semble en fait résider dans leur capacité à organiser et à produire d’autres formes d’activités sociales et solidaires.

C’est ce que qualifie la notion de multifonctionnalité, définie comme l’association de quatre éléments : la production de biens et services marchands, des échanges communautaires, plusieurs formes de mutualisation (risques, matériel), et l’accompagnement de chômeurs dans la création d’une activité entrepreneuriale. Ils correspondent à des échanges monétaires, réciprocitaires, contributifs ou de subventions publiques.

Autrement dit, la force du modèle socioéconomique des CAE est de parvenir à construire des compromis entre ces quatre logiques socioproductives : marchandes, publiques, mutualistes et solidaires. Ces compromis sont notamment issus de discussion entre les travailleurs autonomes, qui acceptent collectivement de contribuer davantage pour certains, de bénéficier d’aide financière pour les autres.

Les CAE, comme une forêt

Pour articuler le tout, l’enjeu est donc aussi de conserver une dynamique démocratique dans la crise.

« Au lieu de se crisper chacun sur ses manières habituelles de faire, ou de suivre les décisions prises par un seul, nous [dans la CAE] avons inventé de nouveaux cercles pour être à la fois plus réactifs et plus démocratiques », explique une CAE d’Auvergne-Rhône-Alpes.

Car dans une période où la précarité se fait ressentir, les négociations autour des solidarités peuvent aussi susciter des tensions entre les membres. Il s’agit de trouver un équilibre entre l’intérêt de la coopérative et la situation de chaque travailleur autonome.

« C’est quand on commence à discuter du degré de solidarité et surtout à qui elle s’applique que les choses se gâtent. S’il y a des décisions difficiles à prendre, il faut qu’elles soient collectives ».

Le risque est aussi d’aboutir à des mécanismes, qui certes incarnent l’idéal politique de la coopérative, mais qui sont si complexes, qu’ils en deviennent incompréhensibles pour leurs membres.

Dans son ouvrage la [vie secrète des arbres](https://www.franceinter.fr/emissions/co2-mon-amour/co2-mon-amour-09-decembre-2017), le garde-forestier allemand Peter Wollheben nous fait découvrir les solidarités ancestrales de nos comparses végétaux. La survivance et la pérennité d’une forêt reposent sur la capacité des arbres, les plus « forts », à apporter des nutriments complémentaires pour soutenir leurs compagnons en difficulté. Dans les CAE, la logique est comparable.

Si l’ampleur des solidarités entre travailleurs autonomes dans les CAE reste encore loin d’être complètement satisfaisante, elles n’en représentent pas moins des espaces politiques d’expérimentation. En questionnant le travail, la mutualité et la coopération, elles renforcent la solidarité entre les membres, améliorant ainsi leurs conditions d’emplois.

Justine Ballon, Chercheuse-praticienne en économie sociale, Université de Poitiers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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