Pour apprendre à faire, demain, un cyber‑coach guidera‑t‑il nos mains ?

Quel plaisir de voir Antoine Compagnon déclarer son amour des tablettes numériques pour lire, et expliquer les avantages du numérique.

Pour apprendre, cependant, il nous faudra toujours davantage qu’une connexion à Internet ou un dialogue avec une intelligence artificielle (IA). Car nous sommes des corps vivants, pensants, qui explorent et créent en faisant.

En cuisine, sans robot.
Pixabay, CC BY-SA

Joel Chevrier, Université Grenoble Alpes

Jouez-vous d’un instrument de musique ? Êtes-vous jardinier ? Êtes-vous cuisinier ? Êtes-vous menuisier ? La liste est sans fin. Toutes ces activités humaines nécessitent de faire et d’expérimenter dans le monde réel. Leur complexité et leur subtilité s’appuient sur la diversité du monde réel et elles conduisent à des apprentissages de gestes presque toujours difficiles et exigeants. Une longue histoire les a structurés en aventures collectives que marquent le passage des générations. Regarder la musique ou la cuisine au XXe siècle souligne le renouvellement de ces activités qui sont sources de créations permanentes.

À notre époque, celle de la transition digitale permanente, c’est la façon d’apprendre qui se transforme à chaque instant. Déjà, comme l’explique Antoine Compagnon, là où l’on passait quelquefois des jours à errer à la recherche de connaissances, quelques minutes peuvent désormais suffire, quel que soit le sujet. Et l’IA nous réserve encore bien d’autres surprises de ce côté-là.

Institut de Biologie du Développement de Marseille (IBDM).

La main à la pâte

Ma réflexion est ici celle d’un chercheur physicien, qui pratique la science expérimentale. Notre capacité en terme de calcul scientifique quantitatif et de simulation numérique est devenue immense en quelques décennies et permet des approches extrêmement raffinées de phénomènes toujours plus complexes.

Dans les laboratoires, nous continuons pourtant à construire, à préparer, à manipuler, à mesurer, à observer. À faire. Il est finalement assez courant que cela se termine par une manipulation ou un assemblage délicat et inédit fait par des mains habiles. Quand c’est possible, on robotise tout ce qu’on peut. Les scientifiques n’ont aucun état d’âme à cet endroit. Mais il faut souvent réaliser un « tour de force » initial. Dans les équipes de recherche, on a besoin depuis toujours de dénicher les « doigts en or », décisifs au bon moment pour faire de l’expérience originale un succès. Les « médailles de cristal » ont été créées par le CNRS » pour reconnaître ces talents.

Dans les fab lab, ça se termine aussi à la main

L’invention des fab lab par les scientifiques doit également être envisagé sous cet angle. Le cours associé au fab lab du MIT Media Lab s’appelle : « Comment fabriquer (presque) n’importe quoi ». Des machines et des outils qui permettent d’agir, de faire et de créer comme le ferait un chercheur dans son laboratoire peuvent maintenant être mises entre les mains de tous les publics, une fois couplées au monde numérique.

Le prix du ticket d’entrée du « tous chercheurs » tant en terme de compétence que de sécurité s’en trouve fortement abaissé. Les graveurs, qui découpent par faisceau laser, ces stars des fab lab, sont d’abord des lasers de puissance (10W à 400W sur moins de 1mm2 pour que cette lumière taille le bois).

Ils sont aujourd’hui à la disposition du grand public après une rapide formation donnée en général par les fab lab managers. Ensuite, comme dans mon cours FabLabJamSession avec le CCSTI La Casemate à Grenoble, l’assemblage d’un premier prototype se termine souvent avec de la colle, des vis et des clous, des cutters… C’est aussi du fait main.

Le fab lab de La Casemate à Grenoble, lieu de mon cours FabLabJamSession. C’était avant que quelqu’un n’y mette le feu dans la nuit du 20 novembre 2017…

« The science of me » de Leiland Hartwell

À l’école, tout problème a une solution. Dans l’enseignement classique des sciences, l’enseignant attend « la » réponse, unique et universelle. Celle que l’on fournit sans trop y penser. Et ça marche, plutôt bien même : à ce jeu, les élèves et les étudiants sont des professionnels.

Pour les enseignants, c’est pratique : ils peuvent corriger des copies comme des robots. Mais ici, chacun a-t-il appris quelque chose ? Chacun sait-il qu’il a appris quelque chose ? De toute façon, la réponse à cette question si bien posée est certainement immédiatement disponible sur Internet… Pourquoi ne pas aller la chercher et passer à autre chose de moins prévisible ?

Leland Hartwell, Prix Nobel de Physiologie et Médecine en 2001, a fait une proposition pour l’enseignement des sciences qui m’a laissé sans voix par sa simplicité. C’est ce qu’il nomme « the science of me » :

« Les élèves exploreront scientifiquement les propriétés de leurs propres systèmes sensoriels. Chaque individu est différent, il n’y a donc pas de “bonne” réponse universelle. »

La réponse n’est inscrite nulle part. Il faut aller la chercher soit même et s’assurer de sa validité.

La mise en œuvre de cette proposition d’un scientifique me semble particulièrement de notre temps. Elle se fonde sur la capacité que nous avons tous de faire des mesures partout sur nous-mêmes et sur notre environnement grâce aux microcapteurs performants, qui se trouvent par exemple dans nos smartphones et dans nos tablettes.

Faire de telles mesures ne nécessite aucun laboratoire, et souvent même aucune préparation particulière, comme le montrent les nouveaux microscopes optiques que l’on peut utiliser n’importe où pour découvrir soi-même une nouvelle profusion : celle de notre propre environnement au-delà du visible.

Nous pouvons donc explorer quantitativement la diversité du monde, le nombre infini de combinaisons, de variantes qu’il contient. Nous pouvons mesurer beaucoup, vite et précisément, et ce dès l’école et découvrir l’importance dans notre environnement de détails innombrables – souvent en deçà de nos capacités de perception – qui font souvent la différence à notre échelle, dans nos vies.

Les créations des Meilleurs Ouvriers de France

De multiples activités humaines souvent anciennes, toujours très sophistiquées et résultats d’apprentissages patients, jouent depuis longtemps avec la diversité, la variabilité du réel et avec la subtilité de nos sens et de nos gestes. Elles font ainsi de la création une méthode d’exploration qualitative du monde basée sur notre perception et notre plaisir.

Les professionnels reconnus de cette exploration du monde par la création nourrissent subtilement et littéralement nos sens.

De fait, les créateurs sont ceux qui vont intégrer Internet, IA et robots dans leur activité pour les maîtriser et les mettre à leur service sans se faire déborder : couturiers, ébénistes, verriers, jardiniers, vignerons, cuisiniers… en fait à tous ceux qu’a présentés récemment l’exposition sur Les Meilleurs Ouvriers de France au musée des Arts et Métiers à Paris.

Fabrice Papin est Meilleur Ouvrier de France 2015 en restauration de mobilier.

Les magnifiques photos de Stéphane Caron qui accompagnaient cette exposition valent mieux qu’un long discours pour appuyer mon argument.

Et puis le résultat d’une recherche improbable et paradoxale associant les mots clés HEC, comme hautes études commerciales, et CAP, comme certificat d’aptitude professionnelle, me fait toujours sourire. Il y a eu plusieurs articles dans Le Monde sur ce sujet en 2017. Est-ce là une préfiguration de l’avenir ?

Rencontre au sommet « cuisine et sciences »

L’article du Conservatoire INRA des Agrumes de San Giuliano en Corse commence par :

« Depuis plusieurs années, Anne-Sophie Pic et les agents du conservatoire, explorent, expérimentent, arpentent les vergers parfumés, goûtent, sentent, observent pour mieux témoigner d’un patrimoine humain et gastronomique exceptionnel. »

Le livre qui en est issu est une production remarquable construite sur ces échanges entre cuisine et agronomie. Mais pour vraiment apprécier et comprendre, il faut certainement goûter plutôt que lire, mais aussi, idéalement, voir sur place et faire. Alors merci Madame Pic et chers collègues de l’INRA. Merci,d’une part, de nous inviter avec ce livre à essayer les recettes à la maison. Après tout, on ne risque que de réussir… Et merci de souligner la richesse inégalable de cette collaboration « cuisine et sciences » construite sur la force de l’échange entre des partenaires si différents qui explorent ensemble.

Anne-Sophie Pic dans son restaurant à Valence.
Beau-Rivage Palace. Copyright Virginie Lemesle and Anne Emmanuelle Thion

« Cuisine mode d’emploi » de Thierry Marx

Conduire des étudiants à « faire et penser ensemble avec des mentors toujours présents » est, me semble-t-il, ce qui fonde le discours d’un autre grand chef, Thierry Marx, dans son école Cuisine Mode d’Emploi(s).

The ConversationMais cette vidéo le montre : pour Thierry Marx, il existe trop peu de formations qui permettent d’accéder à son monde. Ce qui l’inquiète, ce n’est pas l’invasion de sa cuisine et de son restaurant par l’IA et les robots. Qu’ils y viennent, il verra s’il peut les mettre à son service. Quant à être des clients… Rappelons-nous que le repas est l’un des critères qui permettent de distinguer les hommes des robots chez Isaac Asimov dès les années 50.

Joel Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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